L’INTERVENTION de VICTOR HUGO

MARCINNE EDMOND 7

Mise en scène de  Guillaume Peigné

avec Emmanuelle Degeorges, Jean-Patrick Gauthier, Marina Valleix, Eric Wolfer

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NOTE D’INTENTION

Lorsque Victor Hugo écrit L’Intervention, du 7 au 14 mai 1866, il y a quatre ans que Les Misérables ont obtenu un immense succès. Censure impériale oblige, l’exilé de Guernesey est proscrit de la scène théâtrale française depuis quatorze ans. à l’instar de Musset publiant dans la presse des 1830 ses « spectacles dans un fauteuil », l’auteur de Ruy Blas a décidé d’écrire du « théâtre en liberté », s’affranchissant avec délectation des règles du théâtre contemporain et jouant sur la confusion des genres (vaudeville, mélodrame, épopée, pastorale…), si codés à cette époque. Ce terme de Théâtre en liberté choisi par Hugo convient aussi bien à l’homme qu’à ses pièces où l’« action dramatique est libérée des contraintes ordinaires et des conventions accoutumées de la scène ». Bien que faisant pleinement partie de cet ensemble, L’Intervention a une place particulière : exclue en 1886 de la première publication, posthume, du Théâtre en liberté, elle ne fut éditée qu’en 1951 et montée pour la première fois en 1964, par Patrice Chéreau et Jean-Pierre Vincent[1]. Dans un projet de préface, Hugo considérait pourtant L’Intervention comme une de ses rares pièces nouvelles pouvant « être représentées sur nos scènes telles qu’elles existent. Les autres étant jouables seulement à ce théâtre idéal que tout homme a dans l’esprit ».

Au sein du corpus théâtral hugolien, L’Intervention est en effet l’une des pièces les plus propices à la représentation. D’abord parce, contrairement à Torquemada ou Mille francs de récompense, il s’agit d’une pièce courte (environ une heure), qui se déroule dans un lieu unique (« une chambre mansardée ») et ne comprend que quatre personnages. Cette histoire de couples voulant faire un échange de conjoints (comment ne pas penser à la célèbre pièce de Claudel sur ce thème ?) est accessible au plus large publique, rappelant par son thème et sa structure (avec notamment son jeu d’entrées et de sorties) le vaudeville qui triomphe alors sur les scènes parisiennes, sous la plume d’un Scribe ou d’un Labiche. Il s’agit enfin d’une pièce éminemment contemporaine, truffée de références à l’actualité glanées durant la lecture des quotidiens français dont Hugo était très friand. Dans ces informations multiples et apparemment anodines sur la mode, l’anglomanie ambiante ou les courses hippiques débitées par le baron de Gerpivrac, certains n’ont voulu voir qu’un amusement de dramaturge poussif (Hugo l’est encore pour certains !), allant jusqu’à considérer L’Intervention comme une comédie sans prétention, écrite par délassement. C’est mal connaître son auteur et, si l’on s’efforce de prendre au sérieux ces « collages d’actualités », on peut y voir un parallèle avec les papiers collés de Braque et Picasso ou certains artifices du cinéma de Godard, aussi bien qu’une préfiguration de certains passages du théâtre de l’Absurde, questionnant la valeur sociale et le caractère clivant du langage[2].

 C’est bien la dimension sociale qui a été mis en exergue jusqu’ici par les metteurs en scène de L’Intervention, qui ont toujours voulu y voir avant tout une pièce réaliste, préfigurant sur certains points le théâtre brechtien. Il faut dire que le texte parle de lui-même, notamment quand Edmond rappelle à Marcinelle que leur « enfant est mort, parce que le médecin est venu tard, [vu qu’] on ne se presse pas pour les pauvres gens ». Ou bien lorsqu’il lui explique son refus de lui acheter « un pauvre petit bonnet à fleurs », en stipulant que « ce n’est pas [lui] qui refuse. C’est la pauvreté ». L’opposition de la pauvreté d’Edmond et Marcinelle à la richesse de Mademoiselle Eurydice et du baron de Gerpivrac, son souteneur, sert en effet de fil directeur à la pièce, dont on peut ainsi résumer l’intrigue : c’est par son « intervention », comprenez intrusion, dans l’intérieur modeste où vivent et travaillent les deux ouvriers qu’Eurydice et le baron viennent perturber, et menacer, l’équilibre du couple. Si l’auteur d’Hernani préserve ici l’unité de lieu (qu’il avait bien malmenée jadis), c’est parce que la question spatiale lui paraît primordiale. Dans son essai intitulé Le Roi et le Bouffon, Anne Ubersfeld a souligné combien l’espace scénique était pour Hugo une façon de dénoncer le clivage social. C’est en effet par l’intrusion d’un personnage dans une sphère sociale à laquelle il n’appartient pas (le valet Ruy Blas dans la chambre de la reine d’Espagne, par exemple) que sont construits la plupart des drames hugoliens et L’Intervention, bien que comédie, n’échappe pas à cette règle.

 Mon projet de mise en scène est parti de la vision d’une cage qui, tout en évoquant le « nid charmant » des ouvriers envié par Mademoiselle Eurydice, offre une réponse visuelle à cette question socio-spatiale posée par la pièce. Une cage comme espace fermé : symbole de l’isolement et de l’enfermement du couple d’ouvriers. Mais aussi une cage comme espace ouvert, symbole de leur condition sociale fragile et de leur soumission au bon vouloir d’intrus potentiels : « les portes de l’appartement d’Edmond Gombert et Marcinelle restent ouvertes en raison de leur pauvreté (Marcinelle attend une cliente) » et les exposent ainsi  « aux regards du voyeur »[3]. À l’intérieur de cette cage, j’ai voulu que les deux couples qui s’y croisent soient figurés, grâce à des masques, sous la forme d’animaux, plus précisément par des souris et des perroquets, types animaliers me semblant correspondre au mieux aux caractères des personnages. Cet univers haut en couleur m’a été inspiré en partie par les célèbres gravures du caricaturiste Grandville, exact contemporain de Victor Hugo. Il permet d’utiliser au mieux l’humour et le second degré dont regorge cette comédie, l’idée n’étant pas d’opposer de manière manichéenne les souris pauvres aux perroquets riches, mais de mettre en contraste et en connexion deux rongeurs besogneux et deux oiseaux frivoles. Dans cette optique, L’Intervention peut aussi bien être vue comme une fantaisie poétique que comme une satire sociale et se rapprocher ainsi de la fable. Une fable dont il n’est pas besoin, selon moi, d’accentuer la portée politique ou de surligner la morale, tant l’histoire de la pièce est explicite et la parole hugolienne subtile et efficace. Baudelaire ne s’y est pas trompé lorsqu’il souligne à propos du poète que « la morale n’entre pas dans cet art à titre de but ; elle s’y mêle et s’y confond comme dans la vie elle-même. Le poète est moraliste sans le vouloir, par abondance et plénitude de nature ».

 Hugo maintenant « entre la salle et la scène une distance, un rapport d’extériorité qui seul peut permettre au théâtre d’être à la fois magie et enseignement » (Jean Gaudon), je ne pense pas trahir sa pièce en la transposant dans une cage, ni trahir son esprit en donnant à ses personnages des visages d’animaux : « Dans notre conviction, si les âmes étaient visibles aux yeux, on verrait distinctement cette chose étrange que chacun des individus de l’espèce humaine correspond à quelqu’une des espèces de la création animale ; et l’on pourrait reconnaître aisément cette vérité à peine entrevue par le penseur que, depuis l’huître jusqu’à l’aigle, depuis le porc jusqu’au tigre, tous les animaux sont dans l’homme et que chacun d’eux est dans un homme. Quelquefois même plusieurs d’entre eux à la fois. Les animaux ne sont autre chose que les figures de nos vertus et de nos vices, errantes devant nos yeux, les fantômes visibles de nos âmes » (Les Misérables ; I, 5, V).

[1] L’Intervention fait partie des textes inédits retrouvés par Henri Guillemin dans les archives de la famille Hugo et publiés en 1951 dans un ouvrage intitulé Pierres. Certains héritiers de l’écrivain s’étaient jusque-là accordés (pour des raisons a priori littéraires mais peut-être aussi politiques ?) un droit de veto que l’on peut juger discutable : « Je vous répète encore une fois puisque vous me le demandez que je m’oppose formellement à la publication de L’Intervention […] que je considère comme ne pouvant que nuire à la gloire de Victor Hugo » (lettre de Jean Hugo à Cécile Daubray du 15 décembre 1932).

[2] Dans sa colossale étude sur le Théâtre en Liberté (Classiques Garnier, 2018), Stéphane Desvignes remarque que « le déséquilibre dialogique [y] épouse les conditions sociales ».

[3] Stéphane Desvignes, qui ajoute : « Les pièces du Théâtre en liberté confrontent donc le plus souvent un espace restreint et protégé, où se réfugient les personnages désignés à la sympathie du spectateur, et l’espace extérieur à cet abri, dominé par un pouvoir menaçant ».